La Nouvelle Vague

Évoque l'enquête sur la jeunesse française menée dix auparavant et ses principaux résultats : sentiment mal-être,... mais ne craignant pas le chômage. Annonce le lancement d'une nouvelle enquête sur la jeunesse actuelle « contribueront à préciser le visag
Il y a dix ans, L'Express lançait une expression, qui depuis a fait fortune, pour désigner la génération montante. Nous avions appelé la « Nouvelle Vague » huit millions de Français, âgés de 18 à 30 ans, qui représentaient, ensemble, la jeunesse du pays. Pour la première fois, elle était interrogée selon les méthodes modernes d'investigation et de sondage. Ce fut un genre d'événement.
Conduite à l'échelon national, l'enquête permit de cerner la physionomie des jeunes Français, telle qu'ils la dessinaient eux-mêmes en répondant à une série de questions. Photographie d'une époque, impressionnante lorsqu'elle fut révélée, impressionnante lorsqu'on la regarde aujourd'hui, par ce qu'elle laissait prévoir.
La France était en crise, au creux de la guerre d'Algérie, les derniers gouvernements de la IV République vacillaient, 90 % des jeunes gens interrogés sur ce qui allait mal répondaient en incriminant le régime. Quelques semaines plus tard, celui-ci s'effondrait.
L'analyse des résultats de cette enquête faisait apparaître une collectivité nationale éclatée, des garçons et des filles solitaires, au cœur frileux, méfiants à l'égard de toutes les idéologies, accessibles aux plaisirs matériels et parfois avides à cet égard, mais demeurant spirituellement exigeants.
Et nous notions alors : « La liberté que ne guide pas le devoir n'est pas de tout repos. Cette jeunesse sans dieux semble souffrir d'une grande absence, d'un grand vide éthique. Reste à concevoir ce qui pourrait le combler. »
L'ignorance à l'égard de la véritable situation économique du pays semblait patente. A l'égard de l'argent, la jeunesse révélait confusion et incohérence. On le voyait presque toujours évoqué sur le mode passionnel. « C'est, pouvions-nous écrire, l'Argent corrupteur, l'Argent avec lequel on achète des femmes, l'Argent pour lequel on fait tuer des hommes, l'Argent qui procure les honneurs, l'Argent qui rend respecté sinon respectable, l'Argent gagné à la sueur du front des autres. En un mot : l'Argent. En même temps, il est plus que jamais convoité. Mais la relation qui existe entre l'Argent et le système économique semble échapper à la plupart des jeunes Français. »
L'avenir ? Il était comme occulté par la guerre d'Algérie, qui allait encore durer quatre ans et entrer dans sa phase convulsive. Mais les trois quarts des jeunes gens étaient sans inquiétudes pour leur avenir professionnel ; la crainte du chômage leur était étrangère ; moins de 200 000 étudiants bourraient les facultés, contre 600 000 aujourd'hui, et ne s'interrogeaient pas encore sur la nature des études qu'ils poursuivaient. Seuls quelques maîtres, déjà, s'inquiétaient.
La démocratie ? Duperie. Ce n'était qu'un cri. Les libertés dont les jeunes gens constataient fièrement qu'elles restaient leur privilège de Français ? Ils assuraient qu'elles leur étaient infiniment chères, mais ne savaient dire comment ils comptaient les conserver hors d'un système démocratique.
Nous indiquions enfin : « Sur un point essentiel, combien y a-t-il de jeunes révolutionnaires en France, et où sont-ils ? Un sondage d'opinion est vain. Nous pouvons seulement fournir les dénominateurs communs de la jeunesse française contemporaine. L'ennui est qu'il suffit d'observer un couple pour savoir qu'en matière humaine un et un ne font pas deux, mais un. Un autre. Il suffit d'un sur dix pour que le comportement collectif d'un groupe soit complètement modifié. »
C'était il y a dix ans.
Depuis, ces huit millions de Français, appartenant à toutes les catégories de la nation, ont connu des aventures individuelles diverses, mais ils ont tous dix ans de plus, c'est-à-dire 28 ans au moins et parfois 40. Ils représentent d'autres forces, actives ou passives, agissantes ou agies, favorables ou hostiles au déchaînement de leurs cadets, mais ils ont basculé hors de la jeunesse.
Louis Leprince-Ringuet, parlant l'autre soir à la télévision, disait : « Les vieux... Ceux qui ont plus de 25 ans... » Il exprimait ainsi que la limite supérieure d'une certaine turbulence, d'une certaine assurance, d'une certaine exigence, se situe globalement à l'âge où les responsabilités familiales ou professionnelles vous lestent. Quand on accepte de les assumer, on est un homme, on est une femme.
En revanche, garçons et filles sortent de plus en plus tôt de l'enfance. La Nouvelle Vague d'aujourd'hui, c'est à partir de 15 ans qu'il faut la saisir pour l'ausculter. C'est ce que nous allons entreprendre.
Puisqu'une telle consultation a fait les preuves de sa validité, le moment semble bien indiqué pour la renouveler, sur la base d'une série de questions analogue. Comme la dernière fois, l'Ifop se chargera de recueillir les résultats chiffrés qui témoigneront pour l'ensemble de la population française âgée de 15 à 29 ans. Comme la dernière fois, les réponses plus élaborées, les commentaires, les réflexions, les tentatives d'approfondissement de tous ceux, appartenant à la même tranche d'âge, qui recevront le questionnaire diffusé par L'Express à travers le territoire apporteront la chair et le sang de cette enquête.
Que peut-on en attendre ? D'abord, des indications intéressantes sur les différences d'attitude entre deux vagues. Pour la première fois, en effet, dans l'histoire de tels sondages, des comparaisons pourront être établies objectivement, question pour question.
Ensuite, pour des raisons évidentes, il n'est pas indifférent de réunir aujourd'hui des éléments d'information et d'appréciation aussi riches que possible sur la Nouvelle Vague, puissante et tumultueuse, agitée de contradictions, qui est en train de déferler sur le pays avec sa frange d'écume, ses petits poissons circulant en bancs inquiets, ses requins et ses coquilles creuses.
Enfants de la paix, du gaullisme et de la télévision, forts d'être sans passé et sans souvenirs, qui sont-ils ? Bientôt, nous le saurons un peu mieux.
L'Express publiera dans son prochain numéro le questionnaire destiné à la Nouvelle Vague. Tous ceux qui accepteront de soustraire quelques heures à leurs vacances pour y répondre largement, comme leurs aînés surent le faire, contribueront à préciser le visage troublé et troublant de la jeunesse française.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express